Postface

(quatrième édition)

J’ai laissé intacts les mots d’un homme beaucoup plus jeune.

L’histoire dépend considérablement de l’interprétation.

Neuf années ne sont pas une longue période de temps. Cela suffit parfois, pourtant, pour changer le monde et le rendre méconnaissable. Parfois, neuf minutes suffiront.

J’aurais dû me souvenir de ce que Cendres elle-même a dit, je suppose. Je ne perds jamais.

À l’évidence, la postface de l’édition de 2001 a été écrite par un homme pris de panique. Je l’ai reproduite ici inchangée pour l’essentiel, sinon que j’ai effacé mon ancienne adresse URL pour éviter toute confusion. Pour être franc, j’ai passé la plus grande partie de l’hiver 2000 et du printemps 2001 dans une véritable angoisse, un état qui a encore été aggravé par le retrait de tous les exemplaires de Cendres : l’Histoire oubliée de la Bourgogne le 25 mars, cinq jours avant leur sortie prévue en librairie.

J’ai une dette envers Anna Longman pour la vaillante défense de mon travail qu’elle a menée lors des réunions éditoriales. Sans elle, le livre ne serait jamais arrivé au stade de l’impression, même si elle n’a pas pu avoir gain de cause, une fois que son directeur général de l’époque, Jonathan Stanley, a subi les pressions du secrétariat de l’intérieur.

Deux jours plus tard, mes propres exemplaires d’auteur de Cendres : l’Histoire oubliée de la Bourgogne étaient subtilisés dans mon appartement.

Une semaine plus tard, j’ai reçu une visite de la police, et je me suis retrouvé interrogé, non par eux, mais par le personnel des services de sécurité de trois nations.

La peur a, sans aucun doute, obscurci mon jugement.

Mais la réalité a fini par reprendre sa place, toutefois.

Je me suis retrouvé face à un exemplaire relié de la troisième édition dans lequel on avait inséré une disquette, et des tirages imprimante de ma correspondance, proprement annotés par un officier de sécurité. Ce n’étaient pas mes copies : je les avais détruites.

Ils m’ont informé qu’ils surveillaient Anna depuis décembre 2000. Une deuxième fouille de son appartement de Stratford, passée inaperçue, ne révéla aucune trace de notre correspondance éditoriale, puisqu’elle transportait les copies sur sa personne jusqu’à la fin du printemps 2001, où elles disparurent.

Une étude approfondie des films de caméras de surveillance et des rapports d’observateurs confirmèrent enfin que le 1er mars 2001 on l’avait vue quitter la British Library sans livre. Cela n’aurait rien eu de remarquable si on ne l’avait vue entrer une heure plus tôt avec un livre qui était, comme le montrèrent les photos prises par les caméras de surveillance, son exemplaire personnel d’avant-parution de Cendres : l’Histoire oubliée de la Bourgogne.

Même en sachant qu’il devait se trouver là-bas, il fallut aux forces de sécurité un mois pour le trouver. Il y a très peu de risque qu’on vole un ouvrage à la British Library, mais personne n’avait envisagé qu’on puisse entrer avec un livre, et l’abandonner dans le chaos du déménagement du fonds dans ses nouveaux bâtiments.

Je présume qu’on l’aurait retrouvé et catalogué au bout de dix ans.

Mis en présence de notre correspondance, je compris, quelques secondes avant qu’on me le dise, qu’il ne s’agissait pas d’un complot paranoïaque visant à me faire taire, mais, en fait, d’une proposition d’emploi.

Ce n’était pas mon expertise dans le domaine des manuscrits du XVe siècle qui les avait encouragés à me recruter pour le « projet Carthage », mais mon expérience personnelle comme témoin du retour d’artefacts de la « première histoire », tel que je l’avais détaillé au fil de ma correspondance avec Anna.

En fait, comme Anna me le dit parfois, avec nettement plus d’humour que je ne lui en aurais précédemment supposé, je suis l’histoire.

Comme nous tous.

Par chance, nous sommes le futur, également.

J’ai pris l’avion à la fin de la semaine suivante, quittant Londres pour la Californie, après avoir remis ma démission à l’université. Au cours des années qui ont suivi, j’ai entamé une nouvelle carrière dans ma vie professionnelle (en me découvrant un talent pour l’administration que je ne me serais pas soupçonné) ; une carrière au cours de laquelle – avec Isobel Napier-Grant, Tami Inoshishi, James Howlett et l’équipe associée venue de nombreuses autres institutions – j’ai vu les limites de la connaissance humaine repoussées dans des proportions stupéfiantes. À un niveau personnel, j’ai trouvé cette tâche tour à tour exigeante, exaltante, frustrante et édifiante ; et je ne comprends pas encore toutes les avancées effectuées dans le domaine de la théorie quantique !

L’équipe actuelle du projet Carthage est, bien entendue, composée des savants « officiels » qu’espérait Isobel Napier-Grant quand elle a décidé que nous devrions ouvrir largement les portes du site de Carthage à la recherche ; avec l’espoir qu’il devait exister des physiciens capables à la fois de faire les calculs et de mettre la terminologie au clair ; et de nous libérer de notre recours aux spéculations et aux métaphores. Au bout de neuf années, je dois dire qu’ils ont accompli tout ce qu’on pouvait espérer, et plus encore.

Cette quatrième édition des documents Cendres est destinée à établir la vérité sur les origines du projet Carthage. La carrière du projet et les différentes découvertes dont il a fait part au cours des neuf dernières années sont trop connues pour qu’on les répète longuement ici. Nous constituons à présent une équipe de plus de cinq cents personnes, et nous prévoyons d’en engager d’autres. L’an prochain, pour notre dixième anniversaire, j’envisage de publier une histoire du projet.

Je souhaite que la publication préliminaire de ces documents serve à la fois à présenter l’arrière-plan du projet Carthage, et à apporter une conclusion au récit du Cendres ; pour autant qu’il puisse y en avoir une.

Il m’a fallu la plus grande partie de deux années pour déterminer ce que nous devions chercher.

De longues négociations entre les Nations unies et le gouvernement tunisien ont permis le retour d’une équipe de savants sur le site sous-marin de Carthage, où ils ont travaillé avec l’institut à Tunis même. Depuis, les objets ont été soumis à des analyses extrêmement profondes, tant là-bas qu’à l’étranger. (Nous avons été privés de nos membres russes et chinois par la « guerre du Millénaire » sino-russe de 2003-2005 ; mais heureusement, ils sont revenus depuis.)

En même temps, l’histoire de l’« Empire wisigoth » est devenue de plus en plus apparente dans des documents allant des années 1400 jusqu’à la fin du XIXe siècle. Un article fascinant d’un historien de l’université d’Alexandrie a détaillé comment, après 416, les tribus gothiques d’Ibérie avaient maintenu une colonie sur la côte nord-africaine et avaient été ultérieurement intégrées à la culture arabe (selon un processus comparable à celui des « royaumes latins d’Orient » des croisés, ultérieurement).

Des traces de l’invasion de la Chrétienté ont été mises au jour aux environs de Gênes, en Italie du Nord, où semble avoir été livrée une bataille considérable.

L’univers accueille, dans ses interstices, les éléments de la « première histoire » qu’il peut loger confortablement. Il y a des déviations : il y en aura toujours. L’univers est d’une énorme complexité, même dans les « conditions locales », celles que nous percevons en tant qu’espèce.

Sur le projet nous avons tous observé cette réintégration de la première et de la deuxième histoire. Elle s’est effectuée grosso modo de 2000 à 2005, avec une concentration maximale d’activité durant la période 2000-2003. Que l’échec de la « Bourgogne perdue » aboutisse au refoulement dans notre réalité d’un genre de rebuts historiques n’était pas impossible, en théorie, pensions-nous. En fait, c’était bel et bien le cas et, chaque jour il en apparaissait d’autres. De nouveaux éléments, des éléments indéniables, factuels, qui n’étaient pas là la veille.

Nous avons vécu ces premiers jours du millénaire en nous attendant chaque jour à voir le monde se désagréger sous nos pieds. Il n’était pas rare de se réveiller au matin et de se demander, avant d’ouvrir les yeux, si l’on était la même personne que la veille. Tous les intervenants du « projet Carthage » ont établi des liens très étroits, dans un état d’esprit proche de celui des temps de guerre.

J’ai écrit, en 2001, que nous n’étions pas prêts à devenir des dieux. N’importe quelle étude de l’histoire convaincra celui qui s’y livre que nous sommes à peine dignes de passer pour des êtres humains. Au terme d’un siècle de massacres et d’holocaustes sans équivalent, nous savions, au projet Carthage, qu’il était possible de faire pire. Avec l’existence d’un pouvoir de manipulation des probabilités, une vision d’holocauste et de guerre high-tech nous hantait : la cruauté humaine portée à un degré infiniment grand. Une dégradation, une souffrance, une peur et une mort de l’humanité, sans borne. Si telle était la prédiction des « Machines sauvages », alors leur refus de la laisser parvenir à l’existence ne peut apparaître que comme un acte moral.

Nous savions, au projet Carthage, que nous constituions la ligne de front dans la guerre contre l’irréalité. Si nous ne trouvions pas moyen de stabiliser « la Bourgogne », nous nous retrouverions – si ce n’était pas maintenant, ce serait dans vingt ans ou deux cents dans l’avenir – face à des guerres d’improbabilité qui dévasteraient le tissu de l’univers.

En tant qu’historien, je dirigeais l’équipe responsable de rendre compte du retour de la première histoire. Dès 2002, j’avais compris que chacun des cas dont je rendais compte était possible. Comme je l’ai dit lors d’une conversation sur le Net avec Isobel Napier-Grant :

»<snip > Les artefacts qui apparaissent ne sont pas

»moins rationnels qu’on ne peut l’exiger dans un

»univers causal. Nous nous retrouvons avec une

»Carthage en ruines, vieille de cinq cents ans. Nous

»n’avons pas affaire à une Carthage du XVe siècle qui

»réapparaîtrait dans la Tunisie actuelle, peuplée de

»Wisigoths, de visiteurs extraterrestres, ou de choses

» qui échapperaient aux perceptions humaines. C’est

» Carthage telle qu’elle aurait été *aujourd’hui*, si la

»première histoire avait continué après 1477.

À l’évidence, seuls réintégraient la réalité des événements possibles, des objets possibles, une histoire possible. Mais pas des miracles.

Pas des miracles.

Il m’a fallu presque sept ans pour la retrouver.

J’ai eu mon intuition durant l’été 2002. La trajectoire du moment – cette éternité de cinq cents ans dans une Bourgogne rendue à la fois mythique, et plus réelle que la réalité – s’achevait. Nous allions rester sans protection ; nous devrions être désormais sujets à une multiplication de phénomènes totalement aléatoires. Et pourtant, de façon évidente, la cohérence de l’univers que nous percevons ne s’était pas dégradée entre 2001 et 2002.

La Bourgogne perdue devait avoir échoué ou être en train d’échouer : comment, sinon, expliquer la réapparition de tant d’histoire « bourguignonne » ? Mais comment expliquer la stabilité de ces réapparitions ? Les réflexes autonomes de l’esprit collectif, en train de réduire le front de vague en une réalité cohérente ? Indubitablement ; mais cela ne pouvait pas tout expliquer. Les physiciens théoriques à cette époque vivaient dans l’horreur quotidienne des instabilités potentielles qu’ils avaient observées au niveau subatomique. Ils surveillaient ces phénomènes aléatoires… qui redevinrent cohérents.

Ce fut littéralement une intuition. Elle me vint peu de temps après l’enterrement du Pr Vaughan Davies ; un homme qui avait vécu assez longtemps pour voir analyser et confirmer l’étrange existence de ses années intermédiaires, mais qui n’a jamais su éviter les remarques caustiques jusqu’au jour de sa mort. (De son coma final, il me dit un jour dans un moment de lucidité : « Tout ceci est nettement plus intéressant que je ne m’y attendais. Mais je doute que vous le compreniez, cependant. »)

Dans l’avion, en revenant de son enterrement avec Isobel Napier-Grant, j’ai soudain dit : « Les gens reviennent.

— Vaughan est revenu, en ce sens là, m’a-t-elle répondu. Doté d’une histoire fantôme complète de son existence probable pendant ses années de disparition. Est-ce que tu suggères que ce serait arrivé à quelqu’un d’autre ?

— C’est arrivé, ou ça va arriver », lui ai-je dit ; et c’est ainsi que je me suis lancé dans les sept années de recherche qui allaient suivre. Le temps qu’Isobel me quitte pour aller chercher ses cages de fancy rats à l’arrière de la cabine, j’avais déjà établi un programme potentiel.

En mai de cette année, j’ai pris l’avion pour Bruxelles, et le quartier général de l’Unité de la force de réaction rapide. Le site militaire se trouve à l’extérieur de Bruxelles même, dans la plate campagne belge. Un chauffeur de l’Unité m’a conduit là-bas, et l’on m’avait fourni un interprète : dans une force armée paneuropéenne, ce peut être une nécessité.

Je l’avais imaginée durant le vol qui m’amenait. Elle occuperait un bureau au quartier général ; moderne et lumineux, la lumière naturelle d’une journée de printemps en Europe ; des cartes sur les murs. Elle porterait un uniforme d’officier de l’Unité. Pour je ne sais quelle raison, en dépit du dossier que j’avais devant moi, je me la représentais plus vieille : fin vingtaine, début trentaine.

On me conduisit en lisière d’une forêt de pins, et on m’escorta en jeep le long d’un chemin plein d’ornières sous une bruine grise. La pluie cessa au bout de deux kilomètres, environ.

Je la trouvai enfoncée jusqu’au mollet dans la boue, vêtue d’un treillis et de rangers, avec un pull-over d’un rouge terne. Elle leva les yeux d’un groupe d’hommes à l’arrière d’une jeep, en train d’examiner une carte, et elle sourit. Je devais être trempé comme une soupe, je suppose. Au-dessus, le ciel se dégageait à nouveau, pour exposer un bleu turquoise, et le vent jetait ses cheveux courts dans ses yeux.

Elle avait les cheveux noirs, les yeux marron et la peau sombre.

L’UFORR m’avait donné la permission de filmer et d’enregistrer : je l’avais déjà fait en plusieurs occasions où il s’était avéré que je m’étais trompé de femme. Cette fois-ci, je faillis couper ma caméra d’épaule et mettre sur-le-champ un terme à l’interview.

« Désolée, me dit-elle d’un ton guilleret en venant vers moi. Ces foutues manœuvres. C’est censé accroître notre efficacité si on les fait sans être prévenus. Déploiement rapide. Vous êtes le professeur Ratcliff, c’est ça ? »

Elle avait un léger accent. C’était une femme de haute taille, avec des épaules larges et des barrettes de commandant. Le soleil de printemps montrait de faibles lignes argentées sur sa pommette droite. Et sur l’autre côté du visage, aussi.

« Ratcliff, oui », répondis-je à cette femme qui ne ressemblait en rien aux descriptions du manuscrit ; et sur une impulsion, j’ajoutai : « Où est votre sœur jumelle, commandant[66] ? »

La femme avait une physionomie arabe, dans son uniforme de l’UFORR, avec une façon expansive d’occuper son espace personnel : une présence. Elle cala ses poings boueux contre ses hanches et me sourit. Elle avait un pistolet à la ceinture. Son visage s’illumina. J’ai su.

« À Düsseldorf. Mariée à un homme d’affaires allemand, originaire de Bavière. Quand je suis de repos, je lui rends visite. Les gosses m’adorent. »

Un des hommes près de la jeep l’appela : « Commandant ? »

Il tenait un micro de radio à la main, avait des galons de sergent ; il semblait en fin de trentaine ou début de quarantaine, était chauve sous son béret. Son uniforme donnait l’impression d’avoir fait de l’usage. Il avait cette apparence qu’ont les sergents : la conviction que rien n’est impossible, et qu’aucun officier supérieur n’en connaît assez long pour changer ses propres couches.

« Le brigadier vous demande, patronne, lui dit-il brièvement.

— Dis au brigadier Oxford que je le rappelle tout de suite. Dis-lui que j’ai grimpé dans un arbre, ou je ne sais quoi ! Dis lui qu’il va devoir attendre !

— Il va adorer, patronne !

— À chaque jour suffit son énorme fardeau de peine, annonça-t-elle avec une férocité joyeuse. C’est sa faute, bordel, c’est lui qui a mis l’exercice en place. Professeur, j’ai une thermos de café chaud ; vous me donnez l’impression d’en avoir bien besoin. »

Je l’ai suivie jusqu’à l’avant de la jeep, décontenancé, en me disant : C’est ça. C’est bien elle. Comment est-ce possible ? Et ensuite : Mais bien sûr. Les Wisigoths sont… ont été… absorbés par la culture arabe après la défaite de Carthage. Et Cendres n’a jamais été de race européenne.

« Comment s’appelle votre sergent ? lui demandai-je après avoir bu le breuvage fort et sucré.

— Le sergent Anselm », dit-elle avec un humour grave et pince-sans-rire, comme si elle et moi partagions une plaisanterie que personne d’autre au monde ne comprendrait. « Mon brigadier est un officier anglais, John Oxford. Les hommes l’appellent Jack le Dingue. Moi… », elle indiqua du pouce l’étiquette portant son nom sur sa veste de treillis, « … je m’appelle Asche.

— Votre dossier ne dit pas que vous êtes allemande !

— C’est le nom de mon ex-mari, semble-t-il. » Elle avait encore le sourire de quelqu’un qui fait une plaisanterie pour initiés.

« Vous avez été mariée ? » J’ai été momentanément stupéfait. Elle ne paraissait vraiment pas avoir plus de dix-neuf ou vingt ans.

« Fernando Von Asche. Un Bavarois. Ex-officier de cavalerie. Il a épousé ma sœur, après notre divorce : j’ai gardé son nom. Professeur Ratcliff, le câble disait que vous vouliez me poser beaucoup de questions. Ce n’est pas le moment : j’ai des manœuvres à diriger. Mais vous pouvez me satisfaire sur un point : qu’est-ce qui vous autorise à me poser des questions sur quoi que ce soit ? »

Elle m’observait. Le silence ne la mettait pas mal à l’aise.

« La Bourgogne, lui répondis-je. La Bourgogne fait désormais partie de l’esprit collectif humain. Si solidement enracinée, si vous voulez, que le passé fantôme qui est né de la fracture peut retomber dans l’improbabilité. Notre premier passé est de retour. Votre véritable histoire. »

Le major Asche saisit la flasque d’acier et y but. Elle s’essuya la bouche, ses yeux sombres toujours fixés sur moi. Le vent agitait ses cheveux courts contre ses pommettes balafrées.

« Je ne suis pas l’histoire, fit-elle remarquer d’une voix douce. Je suis ici.

— Maintenant. »

Elle continua à m’observer. Quelque part en arrière dans les bois, des coups de feu retentirent. Elle jeta un coup d’œil au sergent Anselm, qui leva une main pour la rassurer. Elle hocha la tête. Loin sur la plaine boueuse, des hover-tanks pointèrent leur museau.

Je lui ai demandé : « Depuis combien de temps êtes-vous ici ? »

Des sourcils qui se soulèvent. Un regard en biais. « Deux jours, à peu près. Le temps que ça va durer, je suis coincée sous une tente militaire à environ cinq kilomètres dans cette direction.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Ou peut-être que si. » J’affichai des données sur mon écran de poignet et les lus lentement. Il y avait peu de chose. « Je crois que vous avez une histoire fantôme, si je peux formuler ça ainsi. Vous êtes très jeune pour être arrivée au rang de commandant. Mais la guerre est une époque de promotions rapides. Vous avez grandi en Afghanistan, sous les Taliban. Ils ont une attitude… médiévale envers les femmes. Vous avez rejoint les forces de la résistance, vous avez appris à vous battre ; et quand elles ont été écrasées, vous avez rejoint la guérilla sur les frontières. Là, votre capacité à commander a fait le reste. Le temps d’avoir seize ans, vous étiez déjà capitaine. Quand les forces d’Europe de l’Est se sont unies à l’UFORR, vous avez rejoint l’Unité. »

J’ai encore clairement en tête les films du Net sur les combats le long de la frontière sino-russe.

« À la fin de la guerre sino-russe, il y a deux ans, vous étiez devenue major. » Je levai les yeux du petit écran de poignet et des données qui défilaient. « Mais je suis tout à fait prêt à croire que vous n’êtes effectivement là que depuis deux jours, sous une tente militaire, dans un champ, quelque part. »

Le major Asche me lança un long regard.

« Allons faire quelques pas. » Elle partit d’une démarche rapide. « Roberto ! Où sont les hélicos, bordel ? Ils s’imaginent qu’on va poireauter ici toute la journée ? On a besoin de faire mouvement avant une heure. »

Tandis que nous passions devant lui, Robert Anselm lui sourit. « Vous en faites pas, patronne. »

L’herbe neuve glissait sous les semelles. Je ne portais pas de bottes. Les pieds glacés et trempés, je pressai le pas pour me maintenir à sa hauteur. Nous dépassâmes un camion, qui déchargeait des soldats en armes ; et elle s’arrêta pour discuter avec le caporal avant de poursuivre sa route le long de la piste.

« On a une force mixte, ici, à l’Unité, fit-elle observer. Ceux-là sont surtout gallois et anglais. J’ai une bande de gars du cru, de Bruxelles ; et pas mal d’Allemands de l’Est et de l’Ouest. Et plein d’italiens. »

Elle me jeta un regard du coin de l’œil. Son expression contenait toujours un amusement tranquille. Je regardai en arrière, vers les hommes, mais seulement pour découvrir qu’ils s’étaient fondus dans la lisière du bois dans leurs tenues de camouflage : c’étaient des experts.

« Comment s’appelait le caporal auquel vous parliez à l’instant ?

— Rostovnaya.

— Toute la compagnie est là ? » lui demandai-je sans réfléchir, et là, elle me regarda, en secouant la tête, les yeux brillants.

« Tout le monde, sauf les morts, dit-elle. Tout le monde, sauf les morts. La vie et la mort sont une réalité, professeur Ratcliff. Il y a des visages qui me manquent. »

Je commençai à apercevoir des tentes, en avant, dans une clairière au bord du chemin. Des tentes militaires kaki. Des hommes en armes, et d’autres en combinaison blanche, qui couraient d’une tente à l’autre.

« Angelotti. Rickard. Euen Huw. » Elle secoua la tête. « Mais nous sommes passés si près de perdre tout le monde.

— Je crois que je sais ce qui est arrivé, lui dis-je. La raison de votre retour. La Bourgogne… a échoué, je suppose. »

Elle s’arrêta, les bottes plantées dans une des ornières, la boue d’un brun crémeux lui montant jusqu’aux chevilles, le regard tourné vers l’avant, vers les tentes.

J’ai dit : « Le temps passe différemment, plus près de la vague de probabilité. Le moment pendant lequel vous et les Machines sauvages avez calculé, apporté l’énergie et voulu que l’histoire humaine change… s’achève. Est achevé. Vous avez réussi à contourner le danger immédiat. Mais le processus par lequel vous avez accompli cela se délite. Des fragments du passé véritable s’intègrent dans les interstices de l’histoire telle que nous la connaissons ; il est possible de prévoir un temps où l’histoire de Bourgogne que nous connaissons sera l’histoire de la Bourgogne de Cendres. »

Cela la fit sourire.

Je poursuivis : « Mais c’est fini, non ? Je crois qu’au cours des six ou huit dernières années, nous avons vécu le processus de réintégration de la Bourgogne perdue. La Bourgogne a disparu, n’est-ce pas ?, lui demandai-je. Nous ne sommes plus protégés.

— Oh, mais si. »

Elle m’a lancé ce sourire, la tête inclinée sur un côté, les yeux se plissant et pétillant ; et elle a été, pendant un instant, telle que je l’avais imaginée quand je lisais le manuscrit : la femme en armure, sale, pragmatique, incapable de se laisser broyer.

« Je ne comprends pas. »

Une femme blonde en combinaison blanche vint vers nous en remontant la piste. Le vent lui faisait plisser les yeux, mais je vis qu’ils étaient verts. Elle avait eu le crâne rasé et on lui avait posé des points, dans un passé récent : les cicatrices de sutures qu’on lui avait retirées et le chaume de ses cheveux qui repoussaient étaient clairement visibles sous sa coiffe.

« La médecine des amirs était meilleure que la nôtre, me dit Asche. Pourquoi d’autres n’auraient-ils pas eu une science supérieure à la leur ? »

La mort aussi est une frontière aux bornes floues.

La femme me regarda, puis ses yeux revinrent sur le major Asche. « C’est le type ?

— C’est ça. »

L’étiquette nominative sur la poitrine de sa combinaison disait DEL GUIZ.

« Tu lui as dit où était ta sœur ?

— Bien sûr. »

La femme, grande comme un épouvantail, se retourna vers moi. En dépit de la pâleur de ses joues, elle souriait. « Hier, elle est allée à Düsseldorf, celle-là. Un vol militaire. Il fallait qu’elle aille les voir.

— Ma sœur a deux enfants, dit Asche avec une malicieuse gravité. Violante et Adelize. »

Asche sourit.

« Violante élève des rats. J’y retournerai bientôt. Nous avons des choses à nous dire. »

La femme qui devait être Floria del Guiz déclara avec énergie, comme si je n’étais pas là : « Ratcliff va vouloir tous nous interviewer. Les clercs le veulent toujours. Je suis sous la tente médicale. Y a encore un connard qui a décidé de descendre d’un tank contre gravité avant l’atterrissage. Ça en fait quatre. Bon Dieu ! Qu’on ne vienne pas me dire que les soldats ont une cervelle. »

Le commandant Asche, avec une douce humilité, répondit : « Je n’oserais jamais. »

Floria del Guiz repartit d’un pas mécontent vers les tentes, avec un geste qui aurait pu, si un officier supérieur avait surgi, évoluer en salut.

« J’aurais tout donné », dit Asche, et je vis qu’elle avait le poing crispé à son côté, « pour qu’ils soient tous ici, à présent. Et Godfrey. Et Godfrey. Mais la mort est réelle. Tout est réel.

— Mais pour combien de temps ?

— Vous n’avez pas encore compris, non ? » Asche parut amusée.

« Compris quoi ?

— Nous sommes revenus. Je pensais que nous reviendrions. Mais elles sont restées. »

Sur le moment, je l’ai regardée sans rien dire. Ce n’est que maintenant que j’ai échafaudé une théorie : la matière organique et l’esprit organique sont inévitablement « aspirés vers l’arrière », si vous voulez, par l’esprit collectif humain, dans la partie principale de la réalité, loin du « bord d’attaque ». Parce qu’ils sont humains, et organiques, justement. Et qu’avec toute cette puissance de calcul à sa disposition, elle devait l’avoir compris.

« Elles sont restées là-bas ?

— Les Machines sauvages », me répondit Asche, comme si c’était tellement évident qu’un enfant l’aurait compris.

Et je compris. « Les Machines sauvages.

— Mais oui. » Un vent passa dans un chuchotement ; des gouttes de pluie glissèrent des pins et m’éclaboussèrent le visage. Avec de grands yeux, je fixai la femme en treillis de combat, au visage souriant. « Je présume que j’avais supposé… Mais il n’y avait aucune raison de le supposer ! Aucune raison de croire que les intelligences à base de silicium des Machines sauvages avaient été détruites quand vous avez… fait ce que vous avez fait. »

La Bourgogne perdue les a intégrées en son sein, en même temps que la nature de la Bourgogne. Quoi de plus logique que de lui ajouter cette présence d’une puissance immense, intelligente, calculatrice ? Si la Bourgogne perdue existe en un moment éternel, hors du temps mais dans la durée, rien n’interdit de penser que des intelligences mécaniques puissent encore y fonctionner. Leur existence n’a que faire du temps linéaire.

D’immenses intelligences mécaniques naturelles, surveillant la vague de probabilité, gardant toute possibilité d’opérer des miracles à l’écart du Réel. Leur perception plus vaste que la perception humaine ; leur puissance inorganique et infinie, alimentée à la trame de l’univers. Immuables, elles préservent.

« Elles ne pouvaient pas se déplacer là-bas par elles-mêmes, dit Cendres. Nous avons fait un miracle et je nous ai tous déplacés. Nous tous. Carthage également. Et maintenant, elles sont là-bas, je ne sais où, en train de faire ce que faisait la Bourgogne. Les Machines sauvages sont la Bourgogne, désormais. »

Le vent secoua les ramures, et se transforma en un bruit de rotors. Asche tendit la main vers le téléphone de campagne placé dans sa poche supérieure, mais ne répondit pas. Elle leva les yeux rétrécis vers le sommet des arbres, dans le ciel bleu qui se dégageait.

« Elles savaient que ça arriverait, dit-elle. Quand je leur ai dit ce que j’avais prévu de faire, elles ont consenti. Ce sont des machines. Godfrey dirait que mon enfer – le moment éternel – est leur paradis. »

La trajectoire de ce moment, celui de Cendres et des Machines sauvages, a couvert cinq cents ans de découvertes scientifiques intenses. En tant que race, nous avons soulagé quelques-unes des souffrances humaines, tandis qu’en même temps nous commettions les plus viles atrocités. La Bourgogne perdue, donc, ne restreint pas les options de l’humanité : nous sommes libres de choisir ce que nous percevons du bien et du mal.

« La Carthage perdue ? suggérai-je.

— Un moment perdu et doré », répondit la femme.

Au-dessus de nos têtes, un hélicoptère descendit vers la clairière, et toute discussion devint impossible jusqu’à ce qu’il se soit posé. Un jeune homme en treillis de combat sauta à terre et commença à courir vers nous à travers la boue.

« Patronne, ils ont besoin de vous au central… la radio est HS ? » Il s’interrompit. Une ossature longue, à peine plus qu’un adolescent. « Le major Rodiani vous réclame ! Ainsi que le colonel Valzacchi ! »

À mon intention, elle grimaça lentement un sourire d’étonnement.

« Le colonel Valzacchi ? Tiens donc. J’arrive tout de suite, Tydder. » Tandis qu’il repartait en courant, elle dit : « Ce n’est vraiment pas le moment. Je vais demander à l’hélico de vous ramener à Bruxelles. Je discuterai là-bas avec vous, bientôt.

— Que va-t-il vous arriver ? lui demandai-je. Maintenant ?

— Tout peut arriver. » Elle sourit en regardant tourner au ralenti les rotors de l’hélicoptère camouflé, et elle secoua la tête avec toute l’énergie de la jeunesse, comme étonnée qu’on puisse être aussi obtus. « Je vais vivre ma vie. Voilà ce qui va m’arriver. Je n’ai pas encore vingt ans. Je peux faire tout ce que je veux. Gardez un œil sur moi, professeur Ratcliff. Je finirai par être général à cinq étoiles, un jour ! Et je suppose que je vais devoir m’intéresser à toutes ces conneries politiques. Après tout… je sais comment ça se passe, maintenant. »

Elle m’a tendu la main et je l’ai serrée. Elle avait la chair tiède. Toutes les idées que j’avais pu avoir, la voir prendre sa retraite ou la persuader de se joindre au projet Carthage, se révélaient dépourvues de substance, de réalité. La cruauté et les mauvais traitements ne meurent pas, même si on peut les surmonter. Elle est à présent ce qu’elle a toujours été : une femme qui tue les gens. Sa loyauté, pour ce qu’elle en a, va aux siens. Quel que soit le nombre de gens que ce terme pourra englober.

Tandis que je partais, elle m’a dit : « On me dit que nous allons bientôt revenir sur la frontière chinoise. En tant que force de maintien de la paix. Par certains côtés, c’est pire qu’une guerre ! Mais dans l’ensemble… » – un long regard posé de ce visage balafré – « … ça vaut sans doute mieux. Vous ne croyez pas ? »

C’était il y a trois mois.

Tandis que je m’occupais à rajouter le texte de la troisième édition aux documents chronologiques de 2000 et de 2001, et à rédiger cette postface, le major Asche a brièvement rendu visite au quartier général du projet en Californie. En sortant, elle m’a suggéré que nous devrions changer notre devise latine officieuse.

Celle-ci dit, désormais : Non delenda est Carthago.

Il ne faut pas détruire Carthage.

Pierce Ratcliff-Napier-Grant

Bruxelles 2009

La dispersion des ténèbres
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